La vie sous les bombardements à Marioupol. Combien de temps durera cette catastrophe?

Un immeuble en feu à Marioupol.

Ukraine9 min

Sasha, membre du personnel de Médecins Sans Frontières (MSF) de Marioupol depuis des années, décrit la vie dans la ville alors qu'elle était encerclée et bombardée par les forces russes. Pour des raisons de sécurité, nous ne partageons que son prénom.

Je suis né à Marioupol et j'y ai passé toute ma vie. J'ai étudié, travaillé et passé du bon temps à Marioupol. Et quand MSF m'a embauché, j'étais tellement heureux de faire un travail qui avait du sens. Il faisait bon vivre à Marioupol.

L’espace d’un instant, notre ville est devenue un véritable enfer.

Au début, aucun de nous ne pouvait croire ce qui se passait, car de nos jours, ce genre de chose ne devrait tout simplement pas arriver. Nous ne nous attendions pas à la guerre et nous ne nous attendions pas à des bombes. Nous pensions que c’était juste à la télévision et que quelqu'un empêcherait cette folie. Quand j'ai réalisé que c’était réellement en train de se passer, cela m’a rendu malade, si malade que je n'ai pas pu manger pendant trois jours.

Au début, les choses semblaient plus ou moins normales, même si nous savions au fond que ce n’était plus vraiment le cas. Ensuite, les bombardements ont commencé et le monde tel que nous le connaissions n'existait plus. Ces bombes et ces missiles qui tombaient du ciel, et détruisaient tout, se sont mis à rythmer nos vies. Rien d’autre n’occupait nos pensées. Les jours de la semaine ne signifiaient plus rien, je ne savais plus si on était vendredi ou samedi, tout cela n'était qu'un long cauchemar. Ma sœur essayait de compter les jours, mais pour moi tout était confus.

Au cours des premiers jours, nous avons heureusement réussi à donner une partie du matériel médical restant de MSF à une structure de premiers secours à Marioupol. Mais lorsque le réseau électrique et téléphonique s’est arrêté, nous ne pouvions plus joindre nos collègues et nous ne pouvions plus travailler. Les bombardements ont commencé et chaque jour, cela empirait. Nos journées se résumaient à essayer de rester en vie et à trouver une issue pour fuir.

Comment peut-on décrire sa ville lorsqu’elle devient un lieu de terreur ? De nouveaux cimetières apparaissaient dans presque tous les quartiers, même dans la petite cour du jardin d'enfants, près de chez moi, là où les enfants devraient jouer.

Comment ces évènements pourront-il un jour apporter un avenir à nos enfants ? Comment pouvons-nous supporter encore davantage de douleur et de tristesse ? Chaque jour, nous faisons le deuil de notre vie.

A Marioupol, j'ai été ému de voir tant de gens venir en aide à d’autres, chacun s’inquiétant pour quelqu'un d'autre et jamais pour soi-même. Les mères se faisaient du souci pour leurs enfants, et les enfants pour leurs parents. J'étais inquiet pour ma sœur – elle était tellement stressée par les bombardements que j'ai cru que son cœur allait s'arrêter. Sa montre de fitness affichait 180 battements par minute, et j'étais tellement mal de la voir comme ça. Je lui ai dit que ce serait stupide qu'elle meure de peur au milieu de tout ça  ! Au fil des jours, elle s'est adaptée et au lieu d’être paralysée pendant les bombardements, elle réfléchissait à tous les abris où nous pourrions nous réfugier. J'étais toujours extrêmement anxieux pour elle, je savais que je devais la sortir de là.

Nous nous sommes déplacés trois fois pour trouver l'endroit le plus sûr possible. Nous avons eu de la chance, car nous avons fini par trouver un groupe de gens incroyables que je considère maintenant comme ma famille. L'histoire a déjà prouvé que l'humanité survit en se serrant les coudes et en s'entraidant. Je l'ai vu de mes propres yeux, et ça m'a vraiment bouleversé.

J'ai aussi été touché de voir à quel point les gens sont courageux, et à quel point ils se doivent de l'être. Je me souviens d'une famille qui cuisinait dans la rue, devant leur maison. A quelques mètres de leur feu se trouvaient deux grands cratères, causés par des obus qui avaient frappé une autre famille quelques jours plus tôt.

J'ai été ému de voir comment les gens s'accrochent à la vie et à ce qui est compte. Le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, nous avons décidé de célébrer quand même. Nous avons appelé nos voisins, qui ont invité leurs amis. Quelqu'un a trouvé une bouteille de champagne, et quelqu'un a même fait cuire un gâteau avec seulement la moitié des ingrédients de la recette disponibles. Nous avons même réussi à mettre un peu de musique. Pendant une demi-heure, on a vraiment apprécié la fête et ça faisait du bien d'être joyeux et de rire à nouveau. Nous avons plaisanté en disant que ce cauchemar prendrait fin.

Mais il n’a pas pris fin, et on a le sentiment que ça ne finira jamais.

Chaque jour, nous avons essayé de fuir la ville, mais il y avait tellement de rumeurs sur ce qui se passait. Nous avons commencé à penser que nous ne réussirions pas à quitter Marioupol.

Un jour, nous avons eu l'information qu'un convoi allait partir et nous nous sommes engouffrés dans ma vieille voiture pour rejoindre le départ. Nous l'avons dit à autant de personnes que possible, mais maintenant en pensant à celles et ceux que je n’ai pas pu informer, je suis si triste. Tout est allé tellement vite et nous ne pouvions appeler personne, car il n'y avait pas de réseau.

Au moment du départ, c'était la pagaille et la panique, avec des tas de voitures allant dans tous les sens. Une des voitures transportaient tellement de personnes qu'il était impossible de les compter, leurs visages étaient écrasés contre les fenêtres. Je ne sais pas comment elles s'en sont sorties, mais j'espère qu'elles y sont parvenues. Nous n'avions pas de carte, nous craignions de prendre la mauvaise direction, mais malgré tout, nous avons réussi et nous sommes sortis de Marioupol.

Ce n'est que lors de nos tentatives de quitter la ville que j'ai réalisé que les choses étaient pires que je ne le pensais. J'ai eu la chance de m'abriter dans une partie de la ville qui était relativement épargnée, mais en sortant j'ai vu tant de destructions, tant de souffrances. Il y avait des cratères géants au milieu des immeubles d'habitation, des supermarchés, des structures médicales et des écoles détruites, même des abris où les gens avaient cherché refuge étaient effondrés.

Nous sommes en sécurité pour le moment, mais nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve. Quand j'ai enfin eu accès à Internet, j'ai été bouleversé par les images de ma ville bien-aimée en flammes et de mes concitoyens sous les décombres. J'ai lu des articles sur le bombardement du théâtre de Marioupol, où de nombreuses familles avec enfants avaient trouvé refuge, et je ne parviens pas à trouver les mots pour décrire ce que je ressens. Un seul mot me vient : pourquoi ?

Nous n'avons pas eu d'autre choix que de laisser derrière nous tant d'êtres chers. Il m'est difficile de penser à eux et à tous celles et ceux qui sont encore là-bas.

Je suis mort d'inquiétude pour ma famille. J'ai essayé de retourner Marioupol pour les faire sortir, mais je n'y suis pas parvenu. Maintenant, je n'ai aucune nouvelle d'eux. 

Les gens qui sont ensemble ont de meilleures chances de survie, mais il y a tant d’autres qui sont livrés à eux-mêmes. Ceux qui sont âgés et fragiles ne peuvent pas marcher des kilomètres pour trouver de l'eau et de la nourriture. Comment vont-ils s'en sortir ? 

Je n'arrête pas de penser à une vieille dame que nous avons rencontrée dans la rue il y a deux semaines. Elle marchait difficilement et ses lunettes étaient cassées, donc elle ne voyait plus grand-chose. Elle a sorti un petit téléphone portable et a demandé si nous pouvions le recharger pour elle. J'ai essayé de le faire sur la batterie de ma voiture, mais je n'ai pas réussi. Je lui ai dit que le réseau téléphonique était en panne et qu'elle ne pourrait appeler personne même si elle avait de la batterie. « Je sais que je ne pourrai appeler personne, nous a-t-elle dit. Mais peut-être qu'un jour quelqu'un voudra m'appeler. » J'ai réalisé qu'elle était seule et que tous ses espoirs reposaient sur le téléphone. Peut-être que quelqu'un essaie de l'appeler. Peut-être que ma famille essaie de m'appeler. Impossible de savoir.

Cela fait un mois que ce cauchemar a commencé. Chaque jour, la situation empire. Chaque jour, les habitants de Marioupol meurent à cause des bombardements et du manque de nourriture, d’eau et de soins de santé. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, des civils innocents vivent dans ces conditions et traversent des épreuves inimaginables. Seule une petite partie d'entre nous avons réussi à nous échapper. Un très grand nombre de personnes est toujours là-bas, et elles tentent de se cacher dans des bâtiments détruits ou dans les sous-sols de maisons en ruine, sans le moindre soutien extérieur.

Pourquoi des innocents subissent-ils encore tout cela ? Jusqu'à quel point l'humanité laissera-t-elle ce désastre se poursuivre ?

- Sasha, membre du personnel de Médecins Sans Frontières (MSF) de Marioupol