À la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, 1.45 million d’expulsions: le coût humain des politiques

Une équipe MSF se rend régulièrement dans la ville de Piedras Negras, pour fournir des soins médicaux et de santé mentale.

Mexique16 min

Au cours des deux dernières années, le gouvernement américain a utilisé la pandémie de Covid-19 comme excuse pour fermer sa frontière sud aux demandeurs d'asile. Cette politique néfaste, connue sous le nom de «Title 42», expose les migrants et les demandeurs d'asile à toujours plus de violence et de risques.

L'arrêté « Title 42 » a été mis en place par l'administration Trump en mars 2020 et a été prolongé à plusieurs reprises par l'administration Biden. Il permet le renvoi immédiat des personnes cherchant refuge à la frontière américaine. C’est le cas de près de 1,45 million de personnes qui ont été renvoyées des Etats-Unis vers des villes frontalières du nord du Mexique, où l'accès aux hébergements et aux services de base est limité, et où la violence et les extorsions perpétrés par des bandes criminelles ou la police locale est très élevée.

Les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) présentes sur place sont témoins des conséquences sur la santé physique et mentale des personnes migrantes et demandeuses d'asile impactées par cet arrêté. Depuis deux ans, MSF et de nombreux experts médicaux ne cessent de souligner l'absence de justification en matière de santé publique pour l'application de l’arrêté « Title 42 ». Il s'agit d'une politique xénophobe déguisée en mesure de santé publique qui revient à mettre en danger des personnes vulnérables. Aucune excuse n’est acceptable pour continuer à abuser de ce décret dans le seul but de refuser les demandeurs d'asile et de bloquer leur droit de solliciter une protection. L'administration Biden devrait abroger sans délai ce décret.

Nombreux sont les témoignages de personnes récemment expulsées des États-Unis en vertu de l’arrêté « Title 42 » et qui se trouvent maintenant bloquées à Piedras Negras, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. En voici cinq :

Amanda Maribel Sánchez, 28 ans, originaire du Honduras : « Je ne resterais pas au Mexique. C'est comme être dans mon propre pays. »

Amanda Maribel Sánchez, 28 ans, a fui Copan et Lempira, au Honduras, en raison de menaces, et a demandé l'asile pour elle-même et ses deux enfants. Début février, elle a traversé le Rio Grande avec ses enfants de deux et trois ans pour demander l'asile aux États-Unis. Elle a été expulsée par les autorités en vertu du « Title 42 ». 15 février 2022

Amanda Maribel Sánchez, 28 ans, avec ses enfants de deux et trois ans. 15 février 2022

© Yesika Ocampo/MSF

Amanda a voyagé seule avec ses deux enfants âgés de trois et six ans. Elle a échappé à un ex-mari violent et craint pour sa vie si elle retourne au Honduras. Elle raconte son trajet traumatisant en direction des Etats-Unis, au cours duquel elle a subi violences et agressions sexuelles. Elle se trouve au Mexique depuis un an, sans pouvoir accéder à un lieu sûr et satisfaire ses besoins fondamentaux. Elle a réussi à passer aux Etats-Unis, mais a été rapidement expulsée et n'a pas pu déposer de demande d'asile.

« Il y a quelques semaines, nous avons tenté de franchir le fleuve. Le courant nous a emportés, mais nous avons quand même réussi à traverser (vers les Etats-Unis). Ensuite, l'immigration nous a arrêtés. Au centre de détention, ils nous ont fait jeter toutes nos affaires, nos vêtements, tout. Ils m'ont même pris une chaîne et un chapelet.

Je leur ai demandé l'asile et leur ai dit que je ne pouvais pas retourner au Honduras. Je voulais passer un appel téléphonique pour parler au consulat mais ils n'ont pas voulu. Ils m'ont juste dit qu'il n'y avait pas de droit d'asile pour les petits enfants.

A Piedras Negras, nous nous cachons. Nous ne pouvons pas sortir dans la rue parce que la police nous pourchasse. Ils nous traquent comme si nous étions des animaux, et nous devons leur donner de l'argent pour qu'ils ne nous arrêtent pas. Dans les centres d'accueil, on nous donne de la nourriture mais pour dormir nous devons trouver un endroit dans la rue ou dans des maisons abandonnées, mais là aussi, la police nous harcèle.

Nous vivons dans une maison abandonnée. Nous dormons à même le sol, sans couverture. C'est très dur, ma fille a beaucoup maigrie, mon fils et moi sommes toujours sales. Les enfants ne vont pas à l’école, nous n’avons pas de médicaments, parce qu'on nous claquent la porte au nez et qu'on ne veut pas nous aider. Nous avons très faim.

Ce que je veux le plus, c'est arriver à rejoindre les Etats-Unis pour travailler afin qu'il [son agresseur] ne me retrouve pas et que mes enfants grandissent. Je ne resterais pas au Mexique. C'est comme être dans mon propre pays. »

Marvin Ulloa, 37 ans, originaire de San Pedro Sula, au Honduras : « Nous sommes des êtres humains en détresse. »

Marvin, 37 ans, avec sa femme et sa fille de deux ans.

Marvin, 37 ans, avec sa femme et sa fille de deux ans. 15 février 2022

© Yesika Ocampo/MSF

Marvin est parti avec sa femme et sa fille de deux ans. En avril 2021, après le meurtre d'un membre de sa famille, il a fui le Honduras craignant pour sa vie. Il s'est vu refuser l'asile au Mexique et a traversé le fleuve pour atteindre les Etats-Unis en février. Il a été placé en détention aux Etats-Unis avant d'être expulsé vers le Mexique. Lui et sa famille vivent dans la peur, dans une maison abandonnée de Piedras Negras, et sont menacés d'expulsion par les autorités locales. Il ne peut pas se payer les seuls abris qui existent. Il décrit aussi les abus physiques dans les centres de détention américains et les conditions de vie déplorables des demandeurs d'asile renvoyés au Mexique.

« Dans la nuit du 13 février, nous avons traversé le fleuve pour entrer aux Etats-Unis et la police de l'immigration nous a attrapés. Ils m'ont battu. J'avais déjà essayé de passer auparavant, et ils ne m'avaient pas traité si violemment. Cette fois, ils ont jeté toutes les choses que je portais, des choses importantes. Peut-être qu'ils ne s'en souciaient pas, mais moi si. Je leur ai dit mais ils se sont mis en colère. Ils m'ont attrapé par le cou, m'ont jeté au sol et m'ont menotté. J'avais le visage écrasé au sol et un agent de l'immigration a posé son pied sur ma tête. D'autres officiers sont arrivés et m'ont battu. Ma fille a couvert ses yeux et s'est mise à pleurer, mais ils n'en avaient rien à faire. Ma femme pleurait aussi, elle a essayé de les arrêter, mais ils l'ont attrapée et l'ont faite rasseoir.

Ils nous ont emmenés dans une pièce. J'ai demandé s'il y avait un avocat qui pouvait m’aider à me défendre et ils ont répondu non. Ils ne m'ont rien expliqué, ils n'ont même pas vérifié si je me sentais bien. Ils ont mis un matelas sur le sol et je suis resté là, apeuré, à souffrir dans le froid. Je n’ai pas bien dormi, tout mon corps me faisait mal. Ma tête était inflammée. A 7h du matin, ils sont revenus et nous ont déposés à la frontière.

Il n'y avait pas de personnel féminin pour procéder à la fouille des femmes. Il n'y avait que des hommes et ils les tripotaient en les fouillant, notamment les seins.  Ils l’ont fait à une femme, ils la tripotaient.

Je m'inquiète pour ma santé, j'ai peur de perdre la mémoire. Hier, j'ai vu quelqu'un que je connaissais et je ne l'ai pas reconnu. Toute une partie de ma tête me fait mal. C'est pour ça que je veux aller voir MSF, pour recevoir des médicaments. Les coups que j'ai reçus dans le centre de détention d'Eagle Pass au Texas m'ont traumatisé. Il y a des caméras là-bas et je pense que ce qu'ils m'ont fait a été enregistré.

Hier, les autorités, l'immigration et la police, sont venus à la maison abandonnée où nous sommes. Ils ne veulent pas que nous restions là, mais nous sommes à la rue. Ma femme va mendier avec notre enfant et ils nous prennent pour des fugitifs. Nous ne sommes pas des voleurs. Nous sommes des êtres humains en détresse.

J'ai envie de pleurer, mais je fais semblant d'être fort. Seul, je pourrais supporter ça, mais avec ma famille, je ne peux pas, je ne veux pas qu'elle souffre ici, de la faim et du froid.

Je voudrais aller aux Etats-Unis. Je veux aller ailleurs, dans n’importe quel autre pays où quelqu’un pourra nous aider. Il n’y a pas d’aide ici. »

Alicia, Honduras, 23 ans, originaire de San Pedro Sula, au Honduras :  « Vous ne pouvez pas sortir dans la rue. »

Alicia, Honduras, 23 ans

Alicia, Honduras, 23 ans, voyage avec son mari de 30 ans et leur fille de 8 mois. À plusieurs reprises, elle a tenté de demander l'asile aux États-Unis et a été expulsée et détenue par les autorités américaines. 15 février 2022.

© Yesika Ocampo/MSF

Alicia a quitté le Honduras en novembre 2021, avec son mari de 30 ans, et leur bébé de huit mois. Au cours de leur voyage, ils ont été victimes d'extorsions de la part des autorités du Guatemala et du Mexique. En décembre 2021, ils se sont livrés aux autorités américaines au niveau du fleuve à Piedras Negras et ont été rapidement expulsés en vertu de l'arrêté « Title 42 ».

« Je savais qu'il n'y avait pas de droit d'asile, mais nous n'avions pas d'alternative. Nous voulions qu'ils nous entendent leur dire qu'on était menacé de mort et qu'on ne pouvait pas rentrer. Cette première fois, alors que nous étions en détention, ils nous ont photographié et ont pris nos empreintes digitales et, sans aucune explication, ils nous ont renvoyés à Piedras Negras.

On a réessayé de passer aux Etats-Unis une seconde fois, de nuit. Ils nous ont mis dans ce qu'ils appellent des « hieleras », des frigos [des pièces aux températures très basses où les personnes sont retenues en détention]. Nous nous sommes allongés sur le sol enroulés dans des couvertures. Ils nous ont donné des pommes, des biscuits et de l'eau. Cette fois, nous avons été un peu mieux traités. Un agent de l’immigration nous a expliqué que nous étions renvoyés au Mexique en vertu de l’arrêté « Title 42 ».

Ceux d'entre nous qui avions des bébés dans les bras ont reçu des couches. Ma fille était malade, elle avait de la fièvre. A l'aube, ils nous ont mis dans un camion de la police des frontières, nous étions tous Honduriens. C'était le 28 décembre 2021.

Les papiers d’identité de beaucoup de gens sont détruits. Lorsque nous étions détenus aux Etats-Unis, ils ont jeté tout ce que nous avions avec nous. Papiers, vêtements, médicaments, lait pour mon bébé. S'ils savent qu'ils vont nous renvoyer, alors pourquoi jettent-ils nos affaires ? Pour eux, ce sont des choses qui n'ont pas d'importance, mais pour nous, c'est tout ce que nous avons.
Ils disent qu'à cause du Covid-19, ils ne peuvent pas nous accueillir aux Etats-Unis, mais quand ils nous ont arrêtés, ils n'ont pas pris notre température. Il n'y avait pas de distanciation physique dans les cellules et on nous a seulement proposé du gel hydroalcoolique au moment où l'on prenait nos empreintes digitales. Personne ne nous a demandé si nous avions des symptômes du Covid.
Au Mexique, le problème c’est que même si nous avons nos papiers d’identité et que sommes en règle, la police nous vole notre argent.

Il ne nous reste plus qu'à attendre dans la rue, sans aucune aide, en nous protégeant des groupes criminels qui existent au Mexique. Je n'aurais aucun problème à attendre s'ils voulaient vraiment nous aider. Nous savons qu'il y a des milliers de personnes qui attendent d'obtenir l'asile. Mais ici, nous ne sommes même pas autorisés à marcher dans la rue. »

José María Paz Celaya, 31 ans, originaire de San Pedro Sula, au Honduras : « Nous craignons tous pour nos vies. »

José María Paz Celaya, 31 ans, fuit les menaces et les extorsions. Il a subi des abus et des attaques physiques de la part des autorités mexicaines et américaines.

José María Paz Celaya, 31 ans, fuit les menaces et les extorsions. Il a subi des abus et des attaques physiques de la part des autorités mexicaines et américaines.

© Yesika Ocampo/MSF

José a quitté le Honduras en raison des conditions économiques difficiles et des menaces des gangs locaux. Il travaillait dans les transports, un secteur où beaucoup de personnes font l'objet d'extorsions de la part de gangs au Honduras. Après avoir subi une troisième tentative d'assassinat parce qu'il n'avait pas payé, il a laissé ses enfants – âgés de 12, 9 et 6 ans – à sa mère et à son père, et s'est réfugié aux Etats-Unis. Il a fait le voyage en train et en camion, et a été emprisonné au Mexique pendant plusieurs mois. Il affirme y avoir subi des violences physiques et mentales. Il a tenté de franchir la frontière des Etats-Unis et a très vite été arrêté et battu par les autorités américaines.

« L'agent de l'immigration m'a demandé si j'avais de la marijuana et je lui ai répondu que je ne fumais pas. Il a insisté et je lui ai répété ma réponse. Il voulait me déshabiller et je lui ai dit que c'était interdit, que c'était indigne. « Tu ne dictes pas les règles ici, tu n'es pas dans ton pays, putain d'immigré », a-t-il dit. « OK, ai-je répondu, mais vous n'allez pas me déshabiller ». Et je ne l'ai pas laissé faire.

Ils m'ont frappé au visage, m'ont jeté au sol et je suis tombé la tête la première. Ils m'ont menotté les mains et les pieds comme si j'étais un criminel et m'ont mis à genoux pendant une heure. Ils ne vous demandent rien, ni votre nom ni votre prénom. Ils ne vous demandent pas pourquoi vous quittez votre pays, si vous avez été menacé, ils s'en fichent.

A Piedras Negras, c'est horrible, nous vivons sous la menace que des criminels nous kidnappent. Nous vivons dans la terreur de sortir dans la rue. Comme nous avons des sacs à dos, ils savent que nous sommes migrants et ils veulent nous enlever, mais nous n'avons pas d'argent. Nous quittons nos pays pour échapper aux menaces sans savoir que nous rencontrons une situation parfois pire. Parfois, je ne dors pas de peur que quelque chose ne m'arrive. Avec trois autres compagnons de voyage, nous logeons dans une maison abandonnée. Deux d'entre nous dorment et deux restent debout pour veiller les uns sur les autres. Nous craignons tous pour nos vies. »

Mónica, 27 ans, originaire de Tegucigalpa, au Honduras. « Ils nous considèrent comme des rebuts de la pire espèce. »

Mónica, 27 ans, a quitté le Honduras avec son mari et ses deux enfants, âgés de trois et huit ans.

Mónica, 27 ans, a quitté le Honduras avec son mari et ses deux enfants, âgés de trois et huit ans.

© Yesika Ocampo/MSF

Il y a quatre mois, Mónica a quitté le Honduras avec son mari et ses deux enfants, âgés de trois et huit ans. Ils ont pris la route car un gang menaçait son mari de vendre de la drogue pour eux et parce que leur entreprise a été gravement touchée par la pandémie de Covid-19, et qu'ils ne pouvaient plus payer le loyer. Ils ont pris le train en direction du nord et racontent avoir été témoins de terribles violences : une femme a été violée, d'autres ont été volés, d'autres encore sont tombés du train et ont été laissés pour morts sur la route. Elle raconte avoir été chassée d'une station de bus où elle dormait avec sa famille et battue par les forces de police locale (la Fuerza Coahuila). Ils vivent maintenant dans une maison abandonnée. Elle compte sur une organisation locale – Frontera Digna – pour obtenir des médicaments lorsque les enfants tombent malades. Elle et sa famille ont déjà tenté de demander l'asile aux Etats-Unis et ont rapidement été refoulées.

« Nous essaierons de traverser quand Dieu nous le permettra. Nous avons déjà tenté deux fois, et c'était très difficile. La dernière fois, nous avons marché pendant quatre nuits, dont deux sans nourriture. Dans le désert, il y a de l'eau, mais pas de nourriture. Les enfants n'en pouvaient plus et nous avons décidé de nous livrer. 

Quand ils arrêtent l’un de nous, ils balancent tout ce que nous avons. S'il nous reste un peu de nourriture, ils la jettent, les vêtements, les lacets de chaussures, tout. Ils ne laissent absolument rien et si nous devons retourner au Mexique, nous devons repartir de zéro.

Les enfants me disent : « Maman, on va rentrer au Honduras ? ». Nous n'avons pas de maison où retourner parce que deux jours après notre départ, ils l'ont brûlée. Notre situation serait pire là-bas, car si nous rentrons, ils nous tueront. Ce sont des gens qui ne plaisantent pas. Ils détruisent tout. Pour calmer mes enfants, je leur dis que nous serons bientôt de retour.

Je ne veux pas rester au Mexique parce qu'en tant que migrants, ils nous regardent comme si nous étions des étrangers, pas comme des êtres humains mais comme des rebuts de la pire espèce. »