« La nuit, je reste éveillée en pensant à ceux qui n’ont pas survécu »

Maartje Hoetjes, médecin MSF, et une équipe mobile en bateau dans l'Etat du Haut Nil, Soudan du Sud

6 min

Plus d’un million et demi de personnes sont actuellement déplacées au Soudan du Sud après un conflit ravageur déclenché par la crise politique de décembre 2013.

Au Soudan du Sud, la nation la plus jeune du monde, de nombreuses familles déplacées dans des régions isolées n’ont pas accès aux soins et l’aide humanitaire est absente. En septembre, la spécialiste médicale Maartje Hoetjes s’est rendue en hélicoptère dans l’une des zones les plus reculées du pays afin d’évaluer l’état de santé de ces familles déplacées. Elle nous raconte leur histoire.
Un hélicoptère me dépose dans une zone isolée de l’État sud-soudanais du Haut Nil. Je suis ici en mission d’exploration pour savoir comment vivent les centaines de familles qui ont fui Nasir quand les combats au sol ont atteint la ville il y a quelques mois. Je rencontre les autorités locales et les chefs traditionnels. Ils me disent : « Les gens ont faim. Nous avons dû fuir et nous nous retrouvons sans rien à planter. Nous n’avons rien d’autre que le lait de nos vaches et quelques plantes comestibles que nous trouvons par-ci par-là. Les enfants meurent et les femmes ne bénéficient d’aucune aide médicalisée à l’accouchement. »
Le personnel soignant local confirme cet état de fait. Ils voient des enfants malnutris et de nombreux cas de diarrhée et de pneumonie. Ils travaillent dans des postes de santé délabrés, presque sans aucun médicament, et se sentent impuissants. À Mandeng, je déambule dans un marché vide au centre du village et je dis à mon traducteur que j’aimerais parler directement aux familles touchées. Rapidement, nous traversons un marécage avec de la boue jusqu’au genou pour atteindre un groupe de huttes en terre. Une femme nous fait signe.

« Tu vois ces herbes là-bas ? Nous les faisons bouillir. »

Rose vivait à Nasir avec son mari et ses enfants, mais elle a dû fuir quand de violents affrontements ont éclaté en ville. Elle est très reconnaissante envers la famille qui lui a proposé de partager sa hutte. Elle remercie le ciel d’avoir pu emporter des vaches et des chèvres, car elles fournissent du lait pour les enfants. Elle me dit : « Les vaches sont malades, nous en avons perdu sept ces dernières semaines. Mais d’autres comme moi n’ont pas de bétail. »
Elle montre du doigt des herbes vertes dans la boue. « Tu vois ces herbes là-bas ? Nous les faisons bouillir. » Je lui demande où elle se procure de l’eau puisque les pompes du village ne fonctionnent pas correctement. « L’eau vient du marais. Les enfants tombent malades, les hommes aussi, mais c’est tout ce que nous avons. »
À Jigmir, petit village au bord de la rivière Sobat, je m’assois avec un groupe de quinze femmes à l’ombre d’un dispensaire en ruines. Un grand nombre de ces femmes ont fui leur maison, toutes ont un membre de leur famille tué dans les combats et plusieurs sont veuves. Elles commencent à parler des violences qui les ont forcées à quitter leur foyer. Leurs histoires sont remplies de haine, de morts, de craintes pour l’avenir.

« Nous vivons dans une mare de boue »

Une femme du nom de Frances se confie : « Nous vivons dans une mare de boue. Tous les jours, nous cherchons un endroit pour dormir. Et quand nous finissons par trouver un endroit sûr pour passer la nuit avec les enfants, je n’arrive pas à dormir. Je reste éveillée en pensant à tous ceux qui n’ont pas survécu... »
Malgré les préoccupations constantes concernant la sécurité, les femmes rencontrent des difficultés quotidiennes pour trouver suffisamment à manger et à boire pour nourrir leur famille. Leurs enfants ont souvent faim. Les mots d’une jeune mère, prénommée Lucy, me brisent le cœur : « Quand je pense à tous ces problèmes, des problèmes sans solutions, je me dis parfois qu’il serait plus simple d’en finir une fois pour toutes. »
Le groupe se tait. La femme assise à côté de Lucy enroule son bras autour d’elle. Mary, une autre femme, commence à parler de toute la misère qu’elle a endurée, mais également de ses espoirs pour l’avenir. « Personne ne peut prédire l’avenir, seul Dieu sait ce qui nous attend. Mais nous nous battons tous les jours, encore et encore. Nous ne sommes jamais seules. »
Deux semaines plus tard, je suis de retour pour lancer un nouveau programme dans la région. Nous mettons sur pied plusieurs postes de santé et une équipe mobile se déplace en bateau de village en village sur la rivière Sobat à la recherche d’enfants malnutris nécessitant une prise en charge dans notre programme de nutrition thérapeutique. Nous réparons la pompe manuelle.

Dispensaire mobile

Dans le village de Torkech, nous construisons notre dispensaire mobile sur le lopin de terre le plus sec que nous trouvons et rencontrons le personnel de proximité que nous avons formé. Ces derniers jours, ils ont pré-examiné tous les enfants et femmes enceintes des villages environnants à la recherche de signes de malnutrition et ont référé les cas concernés ici.
Alors que nous soignons notre premier enfant, je vois une femme aveugle d’un certain âge marcher, aidée par ses petits-enfants. Son dos est bossu, sa peau est ridée, ses bras et ses jambes sont comme des bâtons et ses yeux sont recouverts de deux taches blanches. J’avance dans sa direction et la salue.
Je fais comprendre à ses petits-enfants que j’aimerais mesurer la circonférence de son bras, car elle me semble sévèrement malnutrie. Je prends ses mains délicatement et enroule la bande MUAC (Mid-Upper Arm Circumference, périmètre brachial) autour de son bras. Je constate immédiatement qu’elle souffre de malnutrition sévère. Je lui tends le bras, la conduis vers une chaise et demande à mes collègues de la prendre en charge dans notre programme.
Quand les gens voient qu’une vieille dame a été admise, davantage de personnes âgées nous sont amenées par leur famille. Un grand nombre d’entre elles sont très maigres, certaines sont également malnutries. Je me rends compte que nous négligeons souvent les personnes âgées en nous concentrant sur les enfants, alors que ce groupe est très vulnérable.
Tandis que je tiens ses mains fragiles, je me demande ce que cette vieille dame a pu vivre et connaître au cours de sa vie. Elle cherche ma main pour me la serrer. « Chokran » (merci), me dit-elle d’une voix à peine audible.

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