«Aujourd’hui encore, nous sommes conscients de ne rester qu’à la surface du problème.»

Joanne Liu, présidente internationale de MSF, durant une visite à Maiduguri, Nigeria, en février 2017.

République démocratique du Congo (RDC)5 min

Joanne Liu, présidente international de MSF, s’est rendue à Kananga, dans la province du Kasai Central (RDC). Elle livre ses impressions sur la crise qui s’y déroule.

Lors de ma récente visite au Kasai, j’ai suivi nos équipes dans une zone rurale particulièrement touchée par la violence: villages et champs y ont été brûlés, et plusieurs fosses communes y furent découvertes. Un homme s’est approché et très simplement, d’une voix posée, nous a dit: « La violence était telle qu’on n’a pas entendu les oiseaux chanter pendant des jours. »

Pourtant, en arrivant, j’avais l’impression que rien ne s’était passé. Kananga est une ville congolaise assez typique, bouillonnante avec ses 750000 habitants, ses marchés pleins, de la musique à fond qui sort des petites boutiques… Ce n’était pas du tout cette situation que mes collègues avaient découvert en mars dernier. Il y avait alors une chape de plomb sur la ville: pas une école ouverte, pas une boutique, la peur omniprésente. En fin compte la normalité que j’ai ressentie était similaire à celle d’une visite au cimetière: un an après l’enterrement d’un être cher, l’herbe a repoussé sur sa tombe. La vie a repris.

D’autres images me restent de cette visite, dont celle d’une adolescente riante qui courait après d’autres enfants dans les couloirs de l’hôpital. Comme si rien ne s’était passé. Quelques semaines plus tôt, sa sœur s’était fait décapiter devant ses yeux. Puis des hommes armés l’ont enlevée puis, pendant dix jours, gardée ligotée au sol et violée trop de fois pour qu’on puisse les compter. « Si tu parles, on te coupe la tête comme on l’a fait à ta sœur », lui disaient-ils. Qu’on soit clair: ce que les gens du Kasai ont vécu est énorme, inimaginable.

La crise au Kasai a commencé il y a déjà un an, mais on a mis beaucoup de temps avant de se rendre compte de sa gravité. Pendant les pires mois, aucune aide n’est parvenue ici, et l’aide humanitaire reste, encore aujourd’hui, extrêmement limitée. Pourquoi les communautés n’avaient pas appelé à l’aide plus tôt? Un sage du village a rétorqué: « Lorsque tu es couché par terre et qu’on te tire dessus, tu ne peux pas te lever et courir» . Nous-mêmes, à Médecins Sans Frontières (MSF), n’avons commencé à travailler qu’en mars dernier à Kananga – bien tard, trop tard sûrement – et aujourd’hui encore nous sommes conscients de ne rester qu’à la surface du problème.

Les blessures des patients que MSF prend en charge témoignent du degré de violence extrême auquel les gens du Kasai ont dû faire face. Par peur, certains grièvement blessés sont restés terrés pendant des jours, des semaines avant de chercher à voir un docteur... C’est le choix de la vie qui a prévalu. Par exemple, l’un des patients traité par notre équipe chirurgicale avait eu la main coupée. Il s’est caché dans la brousse pendant plusieurs semaines de peur d’être repéré et tué, traitant son moignon avec des traitements traditionnels. Arrivé à notre hôpital, un abcès s’était formé et une grave infection s’était installée dans les os de son avant-bras. Ses chances d’éviter une autre amputation sont minces.

Ils racontent leur histoire, invariablement terrible

Si nos équipes de santé mentale leur demandent ce qu’il s’est passé, nos patients ne nous disent jamais qui leur a infligé cette violence – la peur est toujours là – mais ils racontent leur histoire, invariablement terrible: ton mari décapité devant tes yeux, ta femme violée devant toi et tes enfants alors que vous êtes ligotés, forcés de regarder. Mais ils la racontent une seule fois. Après, ce sont toujours les mêmes trois questions qui reviennent: comment vais-je gagner ma vie, nourrir ma famille, reconstruire une maison. Quel est mon avenir.

La crise au Kasai ressemble à un feu de forêt durant les mois les plus secs de l’été: une étincelle, en août 2016, a embrasé toute une région. Des millions de personnes se sont retrouvées prises au piège des attaques de milices, de la répression de l’armée et même de conflits locaux n’ayant rien à voir avec l’étincelle de départ mais qui ont explosé à la faveur du chaos qui régnait. Et si aujourd’hui Kananga revient à la normale, des bruits très inquiétants parviennent toujours d’autres endroits de cette région vaste comme l’Italie. Par manque d’accès à cause des problèmes de sécurité, on peut difficilement faire la différence entre rumeur et réalité. Mais chose sûre, même si aux premiers abords, on a l’impression que c’est comme si rien ne s’était passé, une tragédie humaine s’y est déroulé et s’y déroule toujours.